Accueil>Séminaire 2014-2015

Aurélie KNÜFER,

« Une contre-histoire du libéralisme ?
Une lecture critique de Domenico Losurdo »

Jeudi 26 mars 2015.

Université Paul Valery Montpellier 3, Site Saint Charles, tram. Albert 1er 18h00 salle 005

 

La question du rapport entre « libéralisme » et « colonialisme » ou « impérialisme » fait l’objet depuis une quinzaine années d’un très vif intérêt dans le monde académique[1]. C’est certainement l’ouvrage d’Uday Singh Mehta, auteur en 1999 de Liberalism and Empire: A Study in Nineteenth-Century British Liberal Thought[2], qui a ouvert la voie en ce domaine et posé les termes du débat. Parmi l’abondante littérature qui est parue depuis dans le monde anglo-saxon, on peut citer les travaux de Jennifer Pitts, auteur en 2005 d’un autre ouvrage important, A Turn to Empire. The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France[3], ceux de Georgios Varouxakis – qui s’intéresse plus particulièrement aux relations entre utilitarisme et impérialisme[4] – ou encore ceux de Duncan Bell, qui fera bientôt paraître un recueil d’essais sur la question[5]. Plus récemment, dans le champ universitaire français, on peut également noter la parution d’un ouvrage de Matthieu Renault, L’Amérique de John Locke, L’expansion coloniale de la philosophie européenne[6].

L’ouvrage de Domenico Losurdo sur lequel je voudrais m’attarder plus particulièrement aujourd’hui, Contre-histoire du libéralisme[7], (paru en Italie en 2006[8] et traduit en français en 2013), s’inscrit donc dans un champ de recherche particulièrement prolixe, et dont le problème principal pourrait se formuler ainsi : comment expliquer, chez les penseurs libéraux du xviiie et du xixe siècles, la présence quasi-simultanée d’une défense de la « liberté » d’une part, et de l’autre, d’une justification de « l’oppression » ? Cette conjonction est-elle accidentelle, fruit de contradictions théoriques, et d’une incapacité à donner aux « principes de liberté » - par ailleurs pertinents - une extension universelle ? ou bien est-elle l’indice que le « libéralisme » serait, en son fond et par nature, une doctrine discriminatoire, ne revendiquant l’émancipation de certains que pour mieux légitimer la sujétion d’autres ? Si la question n’est jamais posée explicitement en ces termes dans les ouvrages que j’ai évoqués, il me semble que c’est cette alternative qu’ils essaient, chacun à leur manière, de trancher.

Afin d’éviter tout malentendu, je tiens d’emblée à souligner que l’examen de ce problème me semble non seulement parfaitement légitime, mais également nécessaire pour quiconque entreprend de dresser une histoire critique du libéralisme. À ce titre, je partage pleinement la position de D. Losurdo à l’égard d’une histoire « hagiographique » – qu’il entend bien sûr dépasser – par où il comprend toute histoire apologétique, ne donnant à voir de cette tradition de pensée que sa promotion d’une « égale jouissance par tout individu d’une sphère de liberté », et ce en occultant les compromissions de cette doctrine avec le colonialisme, l’oppression des classes populaires, voire avec certaines formes de racisme[9]. Ainsi, ne retenir de l’œuvre des penseurs libéraux que leur défense de l’autonomie, en évacuant tout ce qui a trait à la justification de l’oppression sous telle ou telle forme, et ce sans avoir démontré qu’il n’existe aucun lien nécessaire entre ces deux parties, doit être considéré comme une décision arbitraire. Mais à l’inverse, rejeter le libéralisme en général, en mettant en avant ces mêmes compromissions, est une position tout aussi intenable, du moins tant que l’on n’a pas produit de démonstration de leur liaison nécessaire avec les principes de ce courant de pensée.

Dès lors, à rebours de toute hagiographie, l’examen du problème que j’ai formulé plus haut me paraît nécessaire pour deux raisons au moins. La première tient à l’héritage du libéralisme et à la manière dont nous pouvons l’assumer. Si, comme D. Losurdo l’indique lui-même dans les dernières pages de son ouvrage, le « grand mérite » de ce « courant de pensée », c’est de s’être, plus qu’aucun autre, « employé […] à penser la limitation du pouvoir »[10], autrement dit, si on peut lire en lui un véritable projet d’émancipation et y trouver des outils théoriques et conceptuels pour la rendre possible, encore faut-il comprendre comment et en quels points ce projet a pu se retourner en son contraire en donnant lieu, par exemple, à la justification de la domination britannique en Inde – qu’on pense ici à James Mill ou à John Stuart Mill –, ou encore à celle de la France en Algérie – comme ce fut le cas de Tocqueville. Pour autant que l’on décide de s’approprier certains concepts propres au libéralisme, encore faut-il déterminer si le fait de comporter des « clauses d’exclusion » – pour reprendre les termes de D. Losurdo –, c’est-à-dire de bannir de la « sphère de la liberté » certains groupes sociaux ou « raciaux », fut simplement une limitation historique et conjoncturelle, ou si elle est intrinsèquement liée à la pensée libérale elle-même.

La seconde raison de l’intérêt cet examen dépasse en réalité le cadre strict d’une histoire critique du libéralisme et touche à tout projet d’émancipation en général. Il me semble en effet que le balancement entre libération et oppression, ou le basculement de la première vers la seconde, n’est pas propre à la « pensée libérale », mais qu’il constitue un risque inscrit dans tout programme d’affranchissement et de diffusion de la liberté. Ainsi, l’étude des tensions et des contradictions qui furent celles des auteurs libéraux, doit-elle nous inviter à faire preuve de vigilance à l’égard de nos propres thèses, concepts et catégories.

L’objet de mon exposé sera donc de proposer une lecture de l’ouvrage de D. Losurdo d’étudier les thèses qu’il y défend et la méthode qu’il emploie pour y parvenir – et ce, non pas en vue de discréditer son entreprise, mais plutôt d’en évaluer à la fois les mérites et les limites ; ma volonté étant, in fine, de répondre à la question de savoir comment procéder pour écrire une « contre-histoire du libéralisme » véritablement consistante. Il ne s’agira donc pas ici d’apporter une réponse définitive au problème évoqué plus haut – à savoir celui de la nature du lien entre « libéralisme » et « impérialisme » –, mais plutôt de s’interroger sur la méthode à adopter pour y parvenir.

Je commencerai donc par circonscrire le projet de D. Losurdo dans son ouvrage (I) ; puis je m’efforcerai de donner à voir les problèmes méthodologiques que sa démarche me semble comporter (II) ; enfin, j’essaierai de mettre à l’épreuve certaines de ses thèses en les appliquant à la distinction, qui apparaît notamment chez John Stuart Mill, entre peuples barbares et peuples civilisés (III).

I/

Afin de mieux saisir le projet qui est celui de D. Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme, on peut le comparer à celui de Jennifer Pitts. Dans sa Naissance de la bonne conscience coloniale, celle-ci fait état de deux interprétations divergentes au sujet de la position du libéralisme à l’égard des empires coloniaux. Pour la première, le libéralisme aurait « toujours eu une dimension impérialiste » ; tandis que, pour la seconde, son « engagement en faveur du droit à s’autogouverner » aurait fait du libéralisme une doctrine « intrinsèquement anti-impérialiste » – « libéralisme » et « impérialisme » s’excluant mutuellement[11]. Renvoyant dos à dos ces deux lectures, elle indique qu’elles ne rendent pas compte de la diversité des positions des penseurs libéraux en cette matière : si « un grand nombre de concepts clefs de la pensée libérale furent effectivement mis au service des entreprises impérialistes européennes », il ne faudrait pas négliger le fait que de nombreux penseurs libéraux – tel Bentham – « s’opposèrent résolument à l’impérialisme européen »[12]. Elle en conclut :

Aucune explication faisant appel à l’existence de présupposés théoriques fondamentaux dans la théorie libérale ne saurait rendre compte d’une aussi grande flexibilité par rapport aux questions relatives à l’empire : le libéralisme ne débouche inéluctablement ni sur l’impérialisme, ni sur l’anti-impérialisme[13].

L’objectif que se donne alors Jennifer Pitts dans son ouvrage n’est donc pas de chercher un « déterminisme logique » qui ferait du libéralisme soit « une tradition critique à l’égard de l’impérialisme », soit une tradition qui lui serait favorable, mais plutôt, en faisant l’examen successif des œuvres de théoriciens tels que Smith, Burke, Bentham, Mill père et fils, et enfin Tocqueville, de saisir les raisons à la fois conceptuelles et historiques de leurs désaccords. La liaison entre « libéralisme » et « impérialisme » est donc contingente et doit être étudiée selon une perspective historique s’attachant à mettre les fluctuations de leurs rapports.

La perspective de D. Losurdo diffère grandement de celle de J. Pitts. S’il existe en effet, pour le philosophe italien, des désaccords entre les penseurs libéraux, ces désaccords sont superficiels et ne font que masquer une correspondance doctrinale plus profonde. Il faut préciser, qu’afin de mettre au jour cette affinité, D. Losurdo adopte en réalité une perspective beaucoup plus large que celle de J. Pitts : en effet, contrairement à elle, il ne s’en tient pas seulement à l’étude du rapport entre les théoriciens libéraux et les empires coloniaux, mais il exhume également leurs textes relatifs aux travailleurs pauvres, aux mendiants et aux vagabonds[14]. Or, en adoptant ce point de vue plus englobant, D. Losurdo est à même de montrer qu’on retrouve systématiquement, invariablement, chez les penseurs libéraux, ce qu’il nomme un « mélange de liberté et d’oppression » – que cette « oppression » soit celle des esclaves, des peuples colonisés ou encore celle des pauvres.

Pour prendre l’exemple de Bentham, sans doute est-il possible de voir en lui, si l’on s’en tient à ses textes critiques, parfois virulents à l’égard du colonialisme, un authentique défenseur de la liberté – c’est-à-dire d’un droit égal pour tous les peuples à s’autogouverner[15]. C’est le point de vue qu’adopte J. Pitts dans le chapitre qu’elle consacre au père de l’utilitarisme[16]. Elle y montre que si des benthamiens, tels James Mill et John Stuart Mill, ont joué un rôle très important dans le « développement du pouvoir britannique en Inde tout au long du xixe siècle », et s’ils ont pu considérer l’Inde comme une sorte de « laboratoire » où mettre en œuvre, despotiquement, les principes de l’utilitarisme, ce n’est qu’au prix d’un renoncement, ou d’une trahison à l’égard des thèses de leur prédécesseur[17]. Contre ses disciples, Bentham aurait ainsi formulé dès les années 1790 des thèses hostiles à toute domination coloniale – thèses notamment formulées dans la fameuse lettre à Mirabeau, publiée en 1793, Emancipate your colonies ![18].

Or, si l’on fait un pas de côté, et que l’on va regarder, comme le fait D. Losurdo, du côté des thèses défendues par Bentham à propos des workhouses – ces « hospices des pauvres », décrits notamment par Engels, apparues à la fin du xviie siècle, dans lesquels on contraignait les miséreux à entrer, et qui étaient considérés comme de véritables « bastilles »,  le tableau paraît sans doute moins reluisant. En effet, loin de faire la critique de ces institutions, Bentham a au contraire eu pour projet de les perfectionner, et ce en leur appliquant le principe bien connu du « panoptique ». D. Losurdo cite ainsi un passage extrait de l’ouvrage du même nom (publié en 1791) :

Quel manufacturier pourrait avoir sur ses hommes une prise égale à celle qu’aurait le mien ? Quel autre maître existe-t-il qui puisse, si ses ouvriers paressent, leur imposer quasiment un régime de famine sans pour autant craindre de les voir le quitter ? Quel autre maître est assuré que ses hommes ne s’enivreront pas s’il en a lui-même décidé ? Et que, loin de s’entendre pour faire élever leur salaire, ils sont contraints de recevoir la maigre paie qu’il leur alloue en ne songeant qu’à son propre intérêt ? […] quel autre maître ou manufacturier existe-t-il qui, constamment en apparence, et autant qu’il le juge bon dans la réalité, a sous les yeux le moindre regard, le moindre geste de chaque ouvrier [19]?

Comme on peut le lire dans ces lignes, l’objectif de Bentham grâce au dispositif panoptique est bien de renforcer le pouvoir des « maîtres » ou des « manufacturiers » sur les « indigents » - qui constituent, à l’époque où il écrit ces lignes, une véritable menace sociale, et ce afin de contrôler dans le détail leur mode de vie et la qualité de leur travail. En outre, conformément à ce qui se pratique déjà dans les workhouses, et qu’il ne remet absolument pas en question, il indique qu’il est souhaitable d’enlever « les enfants à leurs parents, passagèrement, et même, [si cela est possible], totalement ». Il ajoute :

Vous pouvez même les fourrer dans une maison d’inspection et en faire là ce que bon vous semble. Avec le pavillon d’inspection, vous n’aurez pas à rechigner pour les laisser entrevoir à leurs parents. […] Vous pourriez tenir séparés vos jeunes sujets des deux sexes pendant seize ou dix-huit ans[20].

Ces quelques lignes illustrent bien, dans l’esprit de l’auteur de la Contre-histoire du libéralisme, la manière dont un même théoricien peut à la fois, et sans y voir de contradiction, plaider en faveur de l’émancipation de certains (ici, en l’occurrence, les peuples colonisés) et œuvrer au maintien et au renforcement de l’assujettissement d’autres (ici, les indigents). Que les contextes et les sujets dont il est question dans ces deux cas soient différents n’est pas déterminant aux yeux du philosophe italien : ce qui compte, c’est le geste par lequel on peut exclure certains d’une « sphère de la liberté » qui serait accordée à d’autres.

On pourrait bien entendu, comme le fait D. Losurdo,  multiplier les exemples à l’envi dans le corpus libéral: pour n’en n’évoquer qu’un, sur lequel je reviendrai plus tard, on peut penser à J-S. Mill qui, tout en luttant contre l’asservissement des femmes et tout en encourageant les peuples européens à renverser par des mouvements révolutionnaires leurs gouvernements despotiques, peut défendre l’idée selon laquelle les peuples « barbares » pourraient être dirigés despotiquement, par des peuples plus civilisés qu’eux, et ce pour leur faire emprunter la voie du progrès. Il apparaît en tout cas clairement, pour D. Losurdo, qu’en dépit des différences et des divergences de leurs doctrines – qui peuvent parfois être très grandes –, le trait commun à l’ensemble des penseurs libéraux est d’avoir pu tenir conjointement, dans leur théorie et dans leur pratique, des positions en faveur de « l’émancipation » et d’autres en faveur de ce qu’il appelle « désémancipation ».

Or, l’enjeu n’est pas simplement pour lui de mettre en lumière ce « paradoxe » : il s’agit également d’en proposer une explication – et une explication globale. Loin que le « mélange de liberté et d’oppression », manifeste aussi bien chez les penseurs libéraux que dans le « monde libéral » - par où il désigne les Provinces-Unies, la Grande-Bretagne et les États-Unis, soit un accident, il provient selon lui d’une même matrice, à laquelle il est nécessaire de remonter. L’expression de « naissance gémellaire du libéralisme et de l’esclavage-marchandise », qu’il emploie à de multiples reprises dans son ouvrage, est à ce titre symptomatique de la démarche qu’il entend entreprendre : à savoir, celle d’une généalogie visant à retrouver le noyau originel, la source commune d’où proviendrait ce « mélange de liberté et d’oppression » qui ne serait contradictoire qu’en apparence.

Ce que je voudrais montrer à présent, c’est que tout en proposant des analyses ponctuelles très éclairantes et en nous offrant un matériau à la fois riche et stimulant, D. Losurdo ne parvient pas véritablement à remplir le programme qu’il s’est fixé, c’est-à-dire à apporter une réponse claire et satisfaisante à la question de l’origine de ces contradictions. Un tel échec tient à mon sens à deux raisons : la première, renvoie à une difficulté – qui n’est pas propre à D. Losurdo, mais qui est particulièrement marquée chez lui – à définir le libéralisme  ; la seconde – qui est en réalité liée à la première –, a trait à une hésitation constante, dans sa Contre-histoire, entre le fait de mener son enquête sur le terrain de la « pensée pure » – ce dont il se défend pourtant –, et celui de la conduire dans le champ de la pratique.

Autrement dit, sans préjuger du caractère réalisable ou irréalisable d’une telle entreprise – à savoir, rendre compte d’une manière univoque de la tension, au sein du libéralisme, entre liberté et oppression –, je voudrais m’efforcer de mettre au jour certains obstacles méthodologiques qui empêchent D. Losurdo de la mener à bien.

II/

Le « libéralisme introuvable »

Qu’est-ce que le « libéralisme » dont D. Losurdo entend proposer une « contre-histoire » ? Cette question, qui peut sembler en apparence naïve, concentre en réalité une série de difficultés, auxquelles ne se confrontent que très rarement ceux qui prétendent se prononcer sur la nature du lien existant entre « libéralisme » et « impérialisme ». Le « libéralisme », en effet, est-il une doctrine – c’est-à-dire un ensemble cohérent de thèses, de principes et de concepts, qui se retrouverait à l’identique, moyennant quelques modifications superficielles, chez une série de penseurs ? est-il plutôt une « tradition de pensée » - par où on entendrait un ensemble un peu plus lâche, regroupant des théories ayant quelques principes en commun – un « air de famille » ? Ou au contraire doit-il être compris comme une « pratique » - et laquelle ? Enfin, selon quelle méthode peut-on en tracer les limites ?

Répondre à ces questions est indispensable dès lors qu’on souhaite rectifier une histoire que l’on considère partiale ou apologétique. Autrement dit, le problème liminaire d’une telle étude devrait être de savoir de quoi on fait la « contre-histoire ». En outre, si l’intérêt d’une telle « contre-histoire » doit résider, in fine, en ce qu’elle nous conduit à réviser notre compréhension d’un objet, à nous le faire voir dans toutes ses dimensions – et notamment dans celles qui étaient jusqu’alors oblitérées –, il est souhaitable qu’on soit en possession, au terme de sa lecture, d’un nouveau concept.

Or, que ce soit à son point de départ ou à son point d’arrivée, il me semble que l’ouvrage de D. Losurdo ne satisfait pas pleinement à ces réquisits. Ainsi, l’usage qu’il fait du nom « libéralisme » et de l’adjectif « libéral » demeure malheureusement équivoque et indéterminé. Pour prendre un exemple, qu’est-ce qui justifie qu’on qualifie de « libérales » l’Angleterre, les Provinces-Unies et les États-Unis – et ce, en dépit des différences profondes entre leurs régimes, et malgré leur évolution au xviiie et au xixe siècles ? À aucun moment, D. Losurdo n’explique ce qui constitue leur appartenance à un « monde libéral » commun. De même, la décision d’intégrer E. Burke dans le corpus « libéral », comme le fait D. Losurdo, est problématique : qu’y-a-t-il de proprement « libéral » chez un penseur qui présente, notamment dans ses Réflexions sur la révolution française « un irréductible attachement aux structures communautaristes, aux hiérarchies “naturelles”, à la nécessité d’une “religion d’État” » et qui manifeste une « farouche hostilité aux droits universels de l’homme dans leur conception française et américaine »[21] ? D. Losurdo ignore – ou feint d’ignorer – le fait que l’inclusion d’E. Burke dans le champ libéral est polémique ; et il semble considérer comme inessentielle la rupture de ce dernier avec d’autres membres du parti « whig », tels que Fox, Price ou Paine. Je ne nie pas ici qu’il soit possible d’intégrer E. Burke dans cette tradition de pensée – et certains le font, même si c’est souvent avec quelques réserves – cependant, une telle décision devrait nécessairement reposer sur deux gestes : d’une part, une définition des principes propres au libéralisme et, d’autre part, une démonstration de leur usage effectif et non ambigu par l’auteur des Réflexions sur la révolution française. Autrement dit, même si certains rattachent effectivement E. Burke à la famille libérale, il n’est en aucun cas satisfaisant de se contenter de reprendre, sans en produire une critique, la définition implicite du libéralisme qui rend possible cette inclusion.

Ainsi, force est de constater que, tout en posant à plusieurs reprises dans son ouvrage la question « qu’est-ce que le libéralisme ? », D. Losurdo n’y répond jamais véritablement. Tout en récusant ses définitions les plus courantes, il n’en propose pas de caractérisation alternative. Rappelons que la définition du libéralisme ne fait pas consensus – et D. Bell, dans le second chapitre de Remaking the World, Essays on Liberalism and Empire, indique à juste titre qu’il s’agit d’un des concepts politiques contemporains les plus controversés : on le définit tantôt en mettant l’accent sur sa défense du pluralisme et de la tolérance ; tantôt en insistant sur la subordination du concept d’égalité à celui de liberté[22] ; ou encore en soulignant la nécessaire limitation des interventions du pouvoir, quel qu’il soit, dans la sphère individuelle (la liste n’est pas exhaustive). Or, considérant ce débat comme non pertinent – parce que purement doctrinal –, D. Losurdo entend, comme il l’indique dès son « préambule méthodologique », se déplacer du terrain de « la pensée libérale dans sa pureté abstraite » pour examiner « le libéralisme en tant que mouvement, et les sociétés libérales dans leur réalité concrète »[23]. Reste alors à définir ce « mouvement » qui est pour lui indissociablement théorique et pratique. C’est ce que D. Losurdo s’efforce de faire à deux moments de son ouvrage – le premier et le huitième chapitres – sur lesquels je voudrais à présent me pencher.

Le premier chapitre, qui a précisément pour titre « Qu’est-ce que le libéralisme ? », n’a pas en réalité pour objet de répondre à cette question. Il vise plutôt, négativement, à montrer l’inadéquation de la définition usuelle du « libéralisme » - au sens où cette définition ne renverrait en fait à rien de réel. Ainsi, la définition la plus courante du « libéralisme » comme « tradition de pensée [plaçant] l’individu au centre de ses préoccupations », en le défendant contre toute forme d’oppression, s’avérerait, dès lors qu’on la confronterait sérieusement aussi bien avec la théorie qu’avec la pratique dîtes « libérales », inopérante[24]. Autrement dit, ce que suggère D. Losurdo dans ce chapitre, c’est qu’aucun théoricien ni aucun État n’ayant jamais pleinement correspondu à cette définition, dès lors, en s’en tenant à elle, le libéralisme deviendrait – comme il l’écrit dans un chapitre ultérieur – « introuvable », au sens où on serait conduit à exclure de cette catégorie tous les penseurs et tous les régimes qui lui sont habituellement associés. Le « libéralisme » ne serait alors qu’une catégorie vide, un signifiant sans signifié – puisqu’aucun penseur, au fond, n’aurait jamais défendu la liberté « libérale » jusqu’au bout. On pourrait dès à présent émettre une objection ; dans la mesure où ce qu’un tel raisonnement présuppose c’est que, pour appartenir à un courant de pensée, il faudrait à la fois y souscrire en permanence et être parfaitement cohérent avec soi. Néanmoins, si l’on accepte de suivre D. Losurdo sur ce point, il faut noter qu’il franchit un pas de plus. En effet, ce qu’il suggère de surcroît c’est que la diffusion d’une telle définition du « libéralisme » n’a en réalité rien d’anodin : elle relèverait de « l’idéologie » au sens où elle aurait précisément pour fonction d’occulter toutes les « clauses d’exclusion » présentes aussi bien dans les discours que dans les pratiques. Ce faisant, cette présentation du libéralisme ferait de ses tenants des « champions de la liberté », ce qui permettrait de mieux opposer cette doctrine aux autres courants philosophiques – et aux « philosophies organicistes » en particulier[25]. Ainsi, il faut remarquer qu’à ce stade, ce que D. Losurdo veut récuser c’est bien cet usage « idéologique » du nom « libéralisme » ou de l’adjectif « libéral », plutôt que le libéralisme lui-même. En effet, il ne s’en prend pas du tout à un quelconque contenu doctrinal du « libéralisme », en montrant par exemple comment il serait indissociablement lié à l’esclavagisme, mais il s’attaque à la présentation historique fallacieuse qui est faite de ce courant de pensée et de cette pratique politique. Ce premier chapitre ne permet donc pas de répondre à la question de savoir ce qu’est le libéralisme, mais il a pour fonction de mettre en lumière l’usage idéologique et polémique qui peut être fait d’un tel vocable.

La question de savoir ce qu’est le libéralisme reste alors ouverte – et c’est la raison pour laquelle D. Losurdo la repose à nouveau plus loin dans son ouvrage. Or, tout se passe en réalité comme si le philosophe italien oscillait, tout au long de son enquête, entre deux positions. D’un côté, ce qu’il semble vouloir dire, c’est que même si le libéralisme, entendu comme une authentique défense de la liberté individuelle, n’a pas eu lieu – ou que le « libéralisme » est, dans les doctrines, et dans les faits, jusqu’à présent « introuvable », la doctrine libérale n’en comporte pas moins de véritables outils d’émancipation[26] – ce qu’il semble dire dans son chapitre conclusif. Ainsi, faire une « contre-histoire » de ce courant de pensée et de cette pratique, en exhumant ce qui aurait le plus souvent été passé sous-silence, viserait à renouer avec ce que D. Losurdo appelle son « grand point fort » : à savoir le fait qu’il nous permet de « penser le problème décisif de la limitation du pouvoir »[27]. Dire cela, c’est bien affirmer qu’on peut envisager, malgré ses compromissions historiques, un héritage possible du libéralisme.

Mais d’un autre côté, comme on va le voir à présent, il semble défendre par endroits une thèse bien plus radicale : celle selon laquelle le « libéralisme » serait avant tout une pratique discriminatoire – pratique d’auto-désignation ou d’autocélébration visant à distinguer et à opposer « la communauté des hommes libres » à celle des hommes non-libres ou serviles. Dans ce cas, il n’y aurait rien à sauver du libéralisme – dont la revendication de liberté relèverait simplement, pour reprendre les termes de D. Losurdo, d’un « pathos » : celui d’individus se glorifiant de leur « conscience d’hommes libres ». Or, cette seconde thèse me paraît reposer sur des fondements bancals et ne pas constituer une grille d’analyse pertinente.

La « communauté des hommes libres ».

On peut à présent de citer un extrait du chapitre 8, intitulé « Conscience de soi, fausse conscience, conflits de la communauté des hommes libres », dans lequel D. Losurdo, revenant sur la question de savoir ce qu’est le libéralisme, le définit cette fois positivement et  énonce la thèse, plus radicale, que je viens d’évoquer.

Il n’en reste pas moins que le terme « libéral » naît de la fierté d’une autodésignation qui a une connotation à la fois politique, sociale et même ethnique. Nous sommes face à un mouvement et à un parti qui veulent rassembler les personnes authentiquement libres et ayant reçu une « éducation libérale », ou le peuple ayant le privilège d’être libre, la « race élue » - comme le dit Burke –, la « nation dans les veines de laquelle coule le sang de la liberté ». Tout ceci n’a rien d’étonnant. Comme d’éminents chercheurs en langues indo-européennes l’ont établi, la notion d’« hommes libres » est une « notion collective », c’est un signe de distinction qui revient aux « bien nés » et rien qu’à eux. C’est précisément pour cette raison que, en dehors de la communauté des hommes libres et des bien nés, la servitude ou l’esclavage non seulement ne sont pas exclus, mais sont même présupposés. Aux yeux de Cicéron, c’est Rome qui est à la tête des liberi populi, et qui procède pourtant massivement à la mise en esclavage des peuples vaincus et considérés comme indignes de la liberté. De même, dans l’Angleterre libérale du xviiie siècle, une chanson devenue très populaire (Rule Britannia) célèbre ainsi l’Empire qui a récemment arraché à l’Espagne l’asiento, le monopole de la traite des Noirs : « Ce fut son privilège divin/ que les anges chantent en chœur/ Ô Britannia, commande aux vagues/ Jamais les Anglais ne seront esclaves[28].

Ce texte, tout comme le chapitre dans lequel il apparaît mériteraient d’être longuement discutés. Je me contenterai ici de quelques remarques. Il faut noter que c’est dans ce chapitre que D. Losurdo propose l’explication globale du paradoxe – apparent – du libéralisme, à savoir l’existence de ce « mélange de liberté et d’oppression » qu’on retrouverait, sous des formes différentes, chez tous les penseurs et dans tous les régimes dits « libéraux ». Or, et c’est là ma première remarque, il est pour le moins étonnant que l’explication fournie par D. Losurdo repose sur une analyse sémantique – comme si la vérité du « libéralisme » devait se loger dans le sens premier, originel de l’adjectif « libéral » et du substantif qui a été formé, par la suite, à partir de lui. Dans les quelques pages qui précèdent notre texte, le philosophe italien rappelle la signification qu’aurait eu le terme « libéral » depuis les Deux Traités du gouvernement de Locke jusqu’aux écrits de Tocqueville – et il indique que, dans tous les cas – même si parfois il peut sembler être un synonyme de « désintéressé » ou de « généreux » –, cet adjectif aurait eu un sens relatif, dans la mesure où il aurait toujours été utilisé par opposition « tant (…) au pouvoir du monarque qu’à la condition servile ou simplement plébéienne »[29]. Sans entrer dans ce débat sémantique – par ailleurs passionnant –, on peut se demander si D. Losurdo ne surdétermine pas ici le rôle du langage dans l’émergence d’un courant philosophique et politique ; ce qui, chez un théoricien qui prétend ne pas vouloir analyser la pensée libérale « dans sa pureté abstraite » [30], est assez surprenant. Quoi qu’il en soit, on a du mal à saisir dans ces lignes si le sens originel du terme « libéral » est compris comme la cause de la constitution d’une tradition de pensée qui serait intrinsèquement discriminatoire, ou s’il est simplement l’indice ou le révélateur de la véritable nature de ce « mouvement ».

Ma seconde remarque porte sur le caractère en définitive anhistorique de la définition du « libéralisme » à laquelle D. Losurdo parvient ici. En effet, en comprenant le « libéralisme » comme ce courant qui aurait toujours présupposé la division entre la « communauté des hommes libres », ou des « bien nés », et celle des hommes serviles ou « indignes de la liberté », le philosophe italien est conduit à lui donner une extension extrêmement large, lui permettant de recouvrir potentiellement des périodes ou des époques historiques hétérogènes. Le fait que D. Losurdo mentionne Cicéron dans notre texte, et son opposition entre les liberi populi et les peuples vaincus, réduits en esclavage, est à ce titre très éloquent. Rien n’interdit, effectivement, si l’on définit le « libéralisme » comme il le fait dans ce texte, d’y intégrer un penseur de l’Antiquité au même titre que des théoriciens du xviiie et du xixe siècles. De même, en suivant cette logique, il ne serait pas illégitime de faire d’Aristote un penseur authentiquement libéral – lui qui, dans le premier livre des Politiques, distingue et oppose les hommes libres de ceux qui seraient esclaves « par nature ». On voit donc par là ce qu’une telle définition a d’insatisfaisant d’un point de vue historique.

Enfin, et ce sera là ma troisième et dernière remarque au sujet de ce texte, il me semble témoigner d’un certain glissement conceptuel et d’une erreur logique. En effet, à partir de la proposition selon laquelle la notion d’« hommes libres » devrait se comprendre comme un « signe de distinction », à l’égard des hommes non-libres, D. Losurdo en conclut que la « communauté des hommes libres » présupposerait « la servitude ou l’esclavage ». Or, de ce qu’on distingue les « hommes libres » des hommes non-libres, il ne s’ensuit pas nécessairement que les seconds devraient être soumis aux premiers, ni qu’ils devraient l’être par nature, en raison d’une quelconque appartenance raciale ou ethnique. Autrement dit, la distinction entre « hommes libres » et « hommes non-libres », même lorsqu’elle s’accompagne pour les premiers d’une certaine fierté à être libre, voire d’un sentiment d’honneur ou de dignité,  ne préjuge en rien de la capacité des seconds à devenir autonomes ou à se gouverner eux-mêmes. D’une manière identique, quand on oppose des hommes libres à des hommes aliénés, cela ne signifie pas que les seconds devraient être voués à suivre l’avant-garde constituée par les premiers.

Ainsi, il apparaît que D. Losurdo ne parvient pas à rendre compte d’une manière globale et unitaire du balancement entre promotion de la liberté et justification de l’oppression qu’il croit trouver dans l’ensemble du champ libéral – la raison principale de cet échec résidant selon moi dans son incapacité à définir adéquatement le libéralisme.

On pourrait cependant s’efforcer de sauver son entreprise en disant que ce n’est pas l’essence du libéralisme qui est ici incriminée, mais simplement un moment de son histoire – moment dans lequel il aurait effectivement été l’instrument de cette « communauté d’hommes libres », évoquée notamment dans le texte que je viens d’examiner. Autrement dit, D. Losurdo ne ferait que décrire une forme historique du libéralisme, et le lien entre défense de la liberté individuelle et colonialisme, esclavagisme ou racisme ne serait pas analytique mais simplement empirique.

Or, comme je voudrais le montrer dans ce dernier temps de mon exposé, au travers de l’évocation rapide de quelques textes de John Stuart Mill, les concepts employés par D. Losurdo pour décrire le libéralisme des xviiie et xixe siècles – si c’est bien là le sens de son entreprise –, ne me semblent pas opérants dès lors que l’on s’attache à comprendre une pensée dans toutes ses nuances et dans sa complexité.

III/

Les quelques réflexions sur J. S. Mill que je vais présenter à présent seront nécessairement – le temps qui m’est imparti ne m’autorisant pas à développer pleinement mes analyses. John Stuart Mill étant l’auteur d’une œuvre monumentale – si l’on compte l’ensemble de ses lettres, articles, essais, et même discours parlementaires, une courte intervention ne serait pas suffisante pour éclairer et expliquer les tensions et les ambivalences du philosophe anglais à l’égard de la liberté. Cependant, il me semble nécessaire tout au moins d’indiquer que les analyses que D. Losurdo propose des textes de J. S. Mill à plusieurs moments de son ouvrage sont le fruit d’une lecture trop superficielle, voire erronée. À vouloir à tout prix interpréter les textes du philosophe anglais à partir de sa grille d’interprétation, D. Losurdo est conduit à leur faire dire tout autre chose que ce qu’ils affirment réellement. Ainsi, il ne me semble absolument pas correct de dire, comme le fait D. Losurdo, que la distinction entre les peuples libres et ceux qui ne le seraient pas, ou encore celle entre « civilisation » et « barbarie », correspondraient chez J.S. Mill à une forme de racisme. En outre, l’affirmation selon laquelle « Mill [n’aurait pas eu] plus de doutes que Tocqueville sur la parfaite coïncidence de l’Occident et de la cause de la liberté » relève d’une lecture tout à fait partiale de son œuvre[31].

Je m’en tiendrai simplement ici à quelques remarques sur la distinction entre « barbarie » et « civilisation » qui est effectivement très problématique – aussi bien chez J-S. Mill, que chez bon nombre de ses contemporains qui en ont fait usage. Néanmoins, il faut noter que, tout en constituant un topos au xixe siècle, cette distinction est équivoque – elle n’a pas le même sens chez tous les théoriciens –, et elle connaît dans l’œuvre millienne elle-même, une évolution. Il faudrait regarder les choses dans le détail, mais je dirai que J-S. Mill est allé vers un usage de plus en plus sceptique et critique de cette distinction – ce que ne perçoit pas D. Losurdo. En réalité, tout se passe comme si J-S. Mill avait progressivement pris conscience, en tant spectateur des événements politiques de son temps, des dangers de cette « conscience fière » de la « communauté des hommes libres » – pour reprendre les termes de D. Losurdo –, ce qui l’aurait conduit à penser la « barbarie » non comme un phénomène extérieur à la « civilisation », mais comme un risque interne, ou comme ce dans quoi elle serait toujours susceptible de verser ou de se retourner.

Premièrement, il faut noter que, même si elle est tout à fait critiquable, d’un point de vue anthropologique, la distinction entre « barbares » et « civilisés » n’a jamais renvoyé, chez J-S. Mill à des divisions ethniques ou raciales. Autrement dit, l’auteur des Considérations sur le gouvernement représentatif n’a, à aucun moment de son œuvre, formulé l’idée selon laquelle ces catégories recouvreraient des différences de nature ou d’essence. Les « barbares » milliens ne sont donc pas voués, pour reprendre les termes de D. Losurdo, à être « expulsés de la communauté des hommes libres », et il n’est pas possible de dire que « semble peser [sur eux] une sorte de malédiction originaire et indépassable »[32] – tout au contraire, ils sont censés, comme tout autre peuple emprunter la voie de la civilisation et devenir progressivement « aptes à être libres ».

Deuxièmement, la « barbarie » chez J-S. Mill n’a jamais constitué de motif ou de justification suffisante pour mener des guerres de conquêtes ou d’intervention. Contrairement à certains de ses contemporains, J-S. Mill n’a jamais défendu l’idée de guerres civilisatrices – et il s’est montré à l’inverse extrêmement critique à leur égard (pour des raisons que je pourrai exposer plus tard dans la discussion). En témoigne par exemple ce court extrait de l’ouvrage de 1859, De la Liberté :

Un écrivain moderne […] proposait récemment (pour reprendre ses propres termes) non pas une croisade, mais une civilisade contre cette communauté polygame, et cela pour mettre fin à ce qui lui semblait être un pas en arrière dans la marche de la civilisation. Je vois la chose de même ; mais je ne sache pas qu’aucune communauté ait le droit d’en forcer une autre à être civilisée […] Si la civilisation a vaincu la barbarie quand la barbarie dominait le monde, il est excessif de craindre qu’elle puisse revivre et conquérir la civilisation après avoir été défaite. Pour qu’une civilisation succombe ainsi à son ennemi vaincu, elle doit d’abord avoir dégénéré au point que ni ses prêtres, ni ses maîtres officiels, ni personne n’aient la capacité ou ne veuillent prendre la peine de la défendre. Si tel est le cas, plus vite on se débarrassera d’une telle civilisation, mieux ce sera. Elle ne pourra aller que de mal en pis, jusqu’à ce qu’elle soit détruite et régénérée (comme l’Empire romain d’Occident) par d’énergiques Barbares[33].

Troisièmement, à l’occasion notamment de la guerre de Sécession, J-S. Mill a été amené à retravailler ses concepts de « civilisation » et de « barbarie ». Farouche opposant de l’esclavagisme et des États du Sud dans ce conflit, J-S. Mill va être conduit, dans un article, « The Contest in America »[34] (1861), à parler à leur égard de « pouvoir barbare et barbarisant » contre lequel il pourrait devenir nécessaire pour l’Angleterre de partir en guerre, s’il en venait à vaincre les États du Nord. Ce qui est évoqué dans cet article, c’est donc bien la possibilité qu’au sein même de la « civilisation » émerge une forme de « barbarie », par où J-S. Mill entend clairement le fait que certains hommes – en l’occurrence ici les Sudistes – comprennent la liberté non comme un bien dont chaque individu devrait également jouir, mais comme la prérogative d’un certain groupe se distinguant par là des hommes serviles qui n’en seraient pas dignes. À lire ces lignes, on a fortement l’impression que J-S. Mill propose, bien avant D. Losurdo, une critique virulente d’une compréhension exclusive et discriminante des principes de liberté – compréhension qu’il qualifie – refondant ainsi son concept – de « barbare ».

Ma visée, en évoquant très succinctement ces textes de J-S. Mill, n’est pas apologétique – je ne prétends ni avoir levé toutes les difficultés de son œuvre, ni affirmer que cet usage progressivement critique du concept de « barbare » suffirait à rendre acceptable l’ensemble des thèses du philosophe anglais, et en particulier celles touchant à l’histoire de l’Inde britannique (qui sont éminemment contestables). Ce que j’espère cependant avoir suggéré, c’est que D. Losurdo déforme substantiellement la position de J-S. Mill, et ce faisant rend inaudible ce qui relève précisément chez lui de la critique d’un usage fallacieux parce que discriminatoire du principe de liberté.

Conclusion

Mon point de départ était d’interroger la voie à adopter lorsqu’on cherche à déterminer la nature exacte du lien entre « libéralisme » et « impérialisme » : s’agit-il d’un simple « mélange » accidentel entre ce que D. Losurdo appelle « émancipation et désémancipation », ou bien leur articulation est-elle plus profonde – comme si elles étaient les deux faces d’une même pièce ?

Il me semble que, balançant entre ces deux positions, D. Losurdo ne parvient pas à trancher cette alternative. Cela tient largement, à mon sens, au fait qu’il ne définisse jamais véritablement ce libéralisme dont il entend pourtant dénoncer les compromissions essentielles. Au terme de l’ouvrage, on ne sait toujours pas s’il existe quelque chose comme un noyau, une essence du libéralisme, ou s’il désigne plutôt une tradition de pensée, en construction et en réélaboration permanentes, offrant, parmi les nombreux concepts qui lui ont été associés, des outils de promotion de la liberté. En définitive, et malgré son intention proclamée de se tourner vers la pratique, sa conception de ce courant reste en grande partie tributaire de deux manières usuelles et problématiques de le construire : ce que l’on pourrait appeler, avec D. Bell, la méthode « canonique » et la méthode « expressive » [expressive][35]. La première – qui est par exemple pour D. Bell celle de Léo Strauss ou de Pierre Manent – consiste à définir le libéralisme à partir de ses « canons », c'est-à-dire des textes majeurs de ceux qui en sont considérés comme les représentants éminents – parmi lesquels, on retrouve toujours, comme  c’est le cas chez Losurdo, John Locke et John Stuart Mill. La seconde, en apparence moins doctrinale, procède en partant d’une observation des institutions pour remonter aux idées qui sont censées les sous-tendre[36]. Dans ce cas, comme l’écrit Bell, « pour commencer certaines entités, par exemples certaines politiques publiques sont classées comme libérales » – ce que fait D. Losurdo à propos des Provinces-Unies, des États-Unis et de l’Angleterre –, puis, poursuit Bell, « on considère ces entités comme si elles incarnaient ou exprimaient des idées ou des valeurs sous-jacentes qui sont ensuite caractérisées comme libérales ». Le problème est que dans l’une et dans l’autre méthode, on se donne d’emblée ce qu’il s’agit pourtant de trouver : à savoir, la définition du libéralisme.

Pour conclure, on peut dire que tout l’intérêt de l’ouvrage de D. Losurdo réside dans le matériau historique qu’il met à notre disposition, ainsi que dans la vigilance critique qu’il nous invite à avoir à l’égard de tout usage « idéologique » et « polémique » du maître-mot « libéralisme ». Reste à savoir de quoi nous parlons, lorsque nous évoquons le « libéralisme », que ce soit pour en mesurer les mérites ou en exposer les contradictions.



[1]Pour un état des lieux des travaux portant sur la relation entre « libéralisme » et « impérialisme », on pourra consulter le second chapitre de l’ouvrage de D. Bell, à paraître en 2016, Remaking the world : Essays on Liberalism and Empire. Ce chapitre, « The Dream Machine : on Liberalism and Empire », a été mis en ligne par l’auteurà l’adresse suivante : https://www.academia.edu/12999578/_The_Dream_Machine_On_Liberalism_and_Empire_

[2] Uday Singh Mehta, Liberalism and Empire: A Study in Nineteenth-Century British Liberal Thought, Chicago, University of Chicago Press, 1999.

[3] Traduit en français par Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques et la question impériale, (1770-1870), trad. G. Manceron, Paris, Les Éditions de l’atelier, 2008.

[4] Georgios Varouxakis (ed.), Utilitarianism and Empire, Oxford, Lexington Books, 2005.

[5] Duncan Bell, Remaking the world: Essays on Liberalism and Empire (à paraître, 2016).

[6] Matthieu Renault, L'Amérique de John Locke. L'Expansion coloniale de la philosophie Européenne, Paris, Éditions Amsterdam, 2014. 

[7] Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, trad. B. Chamayou, Paris, La Découverte, 2013.

[8] Sous le titre Controstoria del liberalismo, Laterza, Rome, 2006.

[9] Domenico Losurdo, ibid., p. 101.

[10] Domenico Losurdo, ibid., p. 384.

[11] Jennifer Pitts, op. cit., p. 14.

[12] Jennifer Pitts, ibid., p. 15.

[13] Jennifer Pitts, ibid., p. 15.

[14] Voir en particulier le chapitre 3 : « Les serviteurs blancs en métropole et aux colonies : la société protolibérale » (p. 81-110).

[15] Cette position est par ailleurs remise en question par D. Bell qui montre, dans le chapitre 2 de Remaking the world, que Bentham a rédigé, à la fin de sa vie, un plan pour une colonie de peuplement en Australie.

[16] Jennifer Pitts, op.cit., p. 125-146.

[17] Jennifer Pitts, ibid., p. 126-127. Jennifer Pitts cite plus loin quelques lignes consacrées par Bentham à James Mill et à son Histoire de l’Inde britannique : « Son credo politique est moins le résultat de son amour pour la masse que de sa haine pour quelques-uns. Il est beaucoup trop influencé par une maladie qui le rend égoïste et antisocial (…). Sa manière de s’exprimer est oppressante et arrogante. Il vient à moi comme s’il portait un masque sur le visage. Ses intérêts, estime-t-il, sont étroitement liés aux miens, car il a pour perspective d’introduire en Inde britannique un meilleur système de procédure judiciaire. Son ouvrage sur l’Inde britannique fourmille de mauvais anglais, ce qui en a fait pour moi un livre désagréable. Son analyse des superstitions des Hindous m’a attristé » (cité p. 128).

[18] Jeremy Bentham, Emancipate your colonies!, in The Works of Jeremy Bentham, J. Bowring (ed.) Edimbourg, 1838-1843, vol. IV, p. 407-418. 

[19] Jeremy Bentham, Le Panoptique, trad. M. Sissung, Paris, Pierre Belfond, 1977, p. 140-141. Cité par D. Losurdo, ibid., p. 88.

[20] Jeremy Bentham, ibid., p. 140.

[21] Alain Laurent et Vincent Valentin, « Edmund Burke » in Dictionnaire des libéraux, in Les Penseurs libéraux, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 753. Notons que les auteurs du dictionnaire en concluent qu’il ne faut pas considérer Burke comme un « libéral à part entière », mais plutôt comme le « maître à penser d’un conservatisme parfois éclairé ».

[22] Définition qui est précisément réfutée par Ronald Dworkin (voir La Vertu souveraine, trad. J.-F. Spitz, Bruxelles, Bruylant, 2007).

[23] Domenico Losurdo, op. cit., p. 8.

[24] Domenico Losurdo, ibid., p. 9.

[25] Domenico Losurdo, ibid., p. 19.

[26] Domenico Losurdo, ibid., p. 111.

[27] Domenico Losurdo, ibid., p. 384.

[28] Domenico Losurdo, ibid., p. 276.

[29] Domenico Losurdo, ibid., p. 273.

[30] Domenico Losurdo, ibid., p. 8.

[31] Domenico Losurdo, ibid., p. 280.

[32] Domenico Losurdo, ibid., p. 291.

[33] John Stuart Mill, De la Liberté, trad. L. Lenglet, Paris, Gallimard, 1990, p. 205-206.

[34] John Stuart Mill, « The Contest in America », in Collected Works, (ed.) F.E.L. Priestley and John M. Robson, Toronto and London, The University of Toronto Press, 1963-1991 (33 vol.), vol. XXI, p. 125-142.

[35] Duncan Bell, « What is Liberalism ? », in Political Theory, n°42, 2014, p. 683-715. Ces deux méthodes sont exposées p. 685-689 et 707 (note 13).

[36] Duncan Bell, ibid., p. 707.